Direction artistique
Bérangère Jannelle






Ajax 


de Sophocle


Des guerres, des pères et des frères
Rien ne contraint la violence
mais chaque chose a son opposé
qui est un autre possible
Sigmund Freud



Il s’agit ici de mettre en question la violence de la guerre, la violence de la fin de la guerre, à travers l’épisode de Troie. C’est-à-dire d’une guerre primitive relayée de génération en génération, d’exil en exil, de père en fils. C’est-à-dire d’une guerre dont les pères accablent les fils. Une guerre dans laquelle nous reconnaissons et nous redécouvrons une grande part de nos guerres contemporaines.

Cela commence à la suite d’un deuil. A la mort d’Achille, les Atrides organisent un vote qu’ils manipulent, afin d’attribuer les armes du défunt à son plus digne successeur. Par cette consultation “ viciée ”, Ajax est évincé au profit d’Ulysse. Alors, de ce désaveu vécu comme une trahison, une humiliation, Ajax devient fou pour tous les autres. Prisonnier d’une guerre fratricide, il voudra jusqu’au bout tuer les siens avant de se donner la mort : c’est le projet de massacre d’Ulysse et des Atrides.

La pièce s’ouvre sur un carnage. Mais le théâtre a encore la force de projeter sur le mode symbolique les expériences de vie les plus enfouies, de transformer les tueries en simulacres cathartiques : Ajax, guidé par la main d’Athena, massacre les bêtes, croyant massacrer les hommes.

Comment, à partir de cette tuerie, de cette folie qui conduira Ajax au suicide, s’engage un processus non pas de déshumanisation mais d’humanisation. Comment, de cela, surgit tout le théâtre ?

Avec cette situation fatale va naître une parole jusque-là inconnue qui témoigne de cette fracture au creux de laquelle se révèlent des expériences singulières et collectives, profondément vécues et profondément enfouies. Autour de cette parole, vont se croiser et s’affronter avec une force et une densité proprement poétique des discours encore jamais prononcés. Là se partage, d’abord et avant tout, une douleur infinie qui nous montre que, malgré tout ce qui fut arraché, nous sommes peut-être seulement encore capables d’aimer.

C’est ce théâtre-là, saisi au moment où il s’invente (invention de la parole tragique, invention du dialogue), qui définit sans doute l’essentiel du théâtre. C’est avec Ajax, ce théâtre-là que l’on voudrait toucher du doigt.

Au zénith de ce nouvel élan, le suicide d’Ajax apparaît alors comme l’épreuve ultime susceptible d’interrompre le cycle de la vengeance, de la « reproduction », qui sans cesse reconduit la guerre. Car si le guerrier se tue lui-même et que la sépulture lui est accordée, l’enfant n’aura plus à venger son père. Mais, pour que cette possibilité s’ouvre enfin, il faut que le deuil soit rendu possible. Contre la volonté des chefs, des Atrides, qui veulent livrer le cadavre aux chiens et aux oiseaux de proie, les fils de la tribu (femme, ami et frère de sang) se liguent pour exécuter les funérailles, au prix d’un conflit mortel.

Il n’y aura de réconciliation possible qu’avec le pardon d’Ulysse (ennemi haï et meurtri), offert dans un acte de reconnaissance sans réciprocité. Un acte qui, au-delà des intérêts personnels et immédiats, vaut pour la communauté : Ulysse exige une digne sépulture pour cet autre. Et l’on exécutera cette volonté.

Loin des désirs gémellaires de fusion et d’exclusion, le frère est reconnu comme tel, comme autre moi-même et comme autre que moi-même. Lui semblable à moi, et ensemble mortels. Tentative, au-delà de toute idéologie, de sortir d’un monde pour entrer dans un autre. Ajax est enterré.

Quel sera l’avenir, nul ne le saura, mais quelque chose de fondamental s’est ouvert là. Parce qu’il y a l’idée de quelque chose d’essentiel à sauver de la destruction avant qu’un jour on doive dire oui, qu’il n’y a plus rien à sauver, et qu’on se taise :

“ C’est donc quand je ne suis plus rien que je deviens un homme ”, dira encore Oedipe à Colone.

Je crois que le désespoir est bel et bien toute l’affaire du théâtre et que, portant en lui son contraire, il se doit d’échapper à toute complaisance.

Je crois que pour rester un tant soit peu visionnaire, on ne peut pas complètement désespérer de l’avenir de l’homme.


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Traduction et mise en scène : Bérangère Jannelle